Vous avez dit amateur ?

SONY DSCUn rapport du ministère de la culture sur les pratiques culturelles entre 1973 et 2008  montre que les Français sont consommateurs d’arts et demandeurs de partage, de présence de collectif, d' »ici et maintenant » et d’émotion partagée.  Tout le concept… des Artdineries.
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L’épatant appétit de culture des Français

LE MONDE | 07.01.2012

Rhabille-toi, Cassandre ! Depuis le temps qu’on nous annonce la mort par K.-O. de la culture face aux nouvelles technologies, l’aube de cette année 2012 est porteuse d’une nouvelle qui donne chaud au coeur : les Français n’ont jamais été aussi friands de sorties, de spectacles et d’activités culturelles.

Ce n’est pas tant le chiffre de fréquentation du cinéma  français cette année, qui, dopé par le phénomène Intouchables – près de 17 millions de spectateurs -, a encore augmenté de 4,2 % le record de l’année précédente, que sa lente progression qui est révélateur. Il faut remonter à 1966 pour retrouver une telle année miraculeuse. Ce ne sont pas non plus les hausses formidables du nombre de visiteurs qui se sont pressés au Louvre (8,8 millions), à Versailles (6,5 millions), au Centre  Pompidou (3,6 millions) ou au Musée d’Orsay  (3,1 millions) qui nous surprennent que le fait qu’ils soulignent une tendance plus profonde visible dans les études statistiques des sociologues.

Le rapport dont nous rendons compte sur l’évolution des comportements culturels des Français entre 1973 et 2008 est ainsi riche d’enseignements. Que dit-il ? Que nous sortons plus, que nous écoutons plus de musique, que nous pratiquons plus aujourd’hui qu’il y a trente-cinq ans. S’il montre un tassement de la lecture – et pas seulement des journaux -, il dessine un Français consommateur d’arts et demandeur de partage. Trois Français sur dix ont une activité artistique aujourd’hui, contre 1,5 dans les années 1970. Ils apprennent un instrument comme jamais (+ 60 %), écrivent, peignent, font du théâtre (+ 100 % pour ces trois activités) ou vont aux cours de danse (+ 300 %).

On nous objectera que l’accès à la culture reste socialement inégalitaire, que ce sont avant tout de grosses machines qui produisent les chiffres cités plus haut. Reste qu’à l’heure d’Internet la tendance est rassurante. On nous promettait l’émiettement : une « home-culture » individualisée, personnalisée, solitaire devant des écrans muraux. On nous alertait sur un avenir promis au despotisme des ordinateurs et au décervelage des jeunes générations. C’est le contraire qui se produit. Dans un formidable mouvement de balancier, notre civilisation, qui produit de plus en plus de solitude, génère dans le même temps son antidote : les Français se révèlent amateurs de grandes messes culturelles, d’événements réunificateurs, de théâtre, de concerts de rock, de salles obscures où la taille de l’écran est sans doute moins importante que la présence du collectif, de l' »ici et maintenant », de l’émotion partagée.

Faut-il relire  Walter Benjamin ? Faut-il aller chercher dans L’Œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique, ouvrage angulaire publié par le philosophe en 1936, des réponses à ce que l’on observe aujourd’hui ? La dématérialisation du produit, expliquait-il en gros, allait s’accompagner d’une quête de l’unique – du concert, de l’événement -, qui refaçonnerait ainsi en profondeur un paysage que, oui, disons-le, nous sommes aujourd’hui heureux de contempler.
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Politique
Des usages de la culture

LE MONDE DIPLOMATIQUE | 08.2012

Il aura été beaucoup reproché à M. Nicolas Sarkozy de témoigner d’une étincelante absence de culture et d’envisager dans ce domaine une politique populiste. La gauche, quant à elle, est historiquement associée à la mise en œuvre de la démocratisation culturelle. Aujourd’hui qu’elle est au pouvoir, c’est donc avec un appétit doublement aiguisé qu’on entreprend de comprendre et de mesurer comment des acteurs de la scène publique se revendiquant de la gauche d’inspiration socialiste et apparentée définissent la culture ; car cette définition implique une politique, et sert ensuite à la justifier.

L’affaire n’est pas simple. D’ailleurs, M. Christophe Girard, qui, jusqu’à sa récente élection en tant que député, était depuis 2001 adjoint à la culture à la mairie de Paris, et M. Olivier Poivre d’Arvor, responsable pendant dix ans de la politique culturelle extérieure du Quai d’Orsay et actuel directeur de France Culture, sont d’accord pour éviter de la définir, sinon par le rôle qu’ils lui attribuent. Pour le premier, la culture, « génératrice d’épanouissement individuel autant que de valeurs communes », peut « recréer la rencontre, le partage », et se révéler « un des piliers de rassemblement des Français (1) ». Pour le second, dont l’essai s’inspire d’un rapport (pour la fondation Terra Nova) auquel il a contribué, « la culture, c’est le lien, la solidarité, la rencontre, l’appétit de la différence. C’est le beau, le partagé, le transmis, le rêve réalisé (2) ». Une politique désireuse de donner toute sa place à cette idée de la culture se doit donc de « valoriser les expériences culturelles de chaque individu » (M. Girard) et de reconnaître la « capacité des citoyens à participer aux processus de création ». Il s’agit de promouvoir la « diversité culturelle », mais également les pratiques amateur, l’interactivité, sur fond de « mixité des publics ». Cette conception exige, pour citer M. Poivre d’Arvor, de « faire son deuil de la culture comme porteuse de valeurs universelles » et de « traiter des exigences personnalisées des citoyens et des territoires », afin que se mette en œuvre non plus une démocratisation culturelle fallacieuse, privilégiant une culture supposée légitime, mais une véritable démocratie culturelle, sans « craindre immédiatement l’abaissement, la vulgarisation démagogique ».

La culture est posée avant tout comme moyen et lieu de l’expression de soi, qui devient une valeur intrinsèque, d’autant qu’elle est censée induire la très morale ouverture à l’autre, qui, à égalité, exprime lui aussi sa différence. Ainsi considérée, elle doit pouvoir permettre de « réaliser le double idéal du lien social et du soin de soi (3) », de « faire émerger ce qui fédère, épanouit et rassemble » (M. Girard) et, en toute logique, de « réenchanter le monde ». On comprend que, dans cette perspective, l’art, qui par nature se fonde par rapport à une hiérarchie de valeurs, esthétiques, politiques et morales (au sens large), tende à se dissoudre dans l’animation festive et la « créativité », tout comme la politique culturelle de l’Etat tend à se réduire à la mise en place de l’éducation artistique et culturelle — et à l’aide au numérique, bien sûr, qui merveilleusement accélère le décloisonnement de la « répartition des rôles entre le créateur, l’interprète et le spectateur » (M. Girard). On est bien loin de la culture comme voie d’émancipation, facteur de jugement critique : à tout prendre, elle est ici considérée avant tout comme un outil de maintien de l’ordre social.

(1) Christophe Girard, Le Petit Livre rouge de la culture. Propositions pour une république culturelle, Flammarion, Paris, 2012.
(2) Olivier Poivre d’Arvor, Culture, état d’urgence, Tchou, Paris, 2012.
(3) Olivier Poivre d’Arvor, «  Le “rêve français”, c’est parier sur la culture  », Le Monde, 3 février 2012.

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